Et nous caquetons dans notre espace dévolu,sous le regard froid du grillage qui nous cerne. Pensez donc, si un intrus venait troubler notre promenade en rondes parfaites, il sera fait l’animal perturbateur, l’empêcheur de tourner en rond.

Nous ne voulons pas qu’on nous dérange dans notre zone de bon droit. Ici s’érige notre poulailler où le soir, à la queue leu leu, nous allons dormir.

La nuit rodent le renard et la belette sanguinaire, alors nous montons sur nos espaliers. Evidemment, parfois ou souvent, tandis que nous montons, nous prenons une petite secouée, comme ça, par derrière, sans prévenir.

C’est que Maître Coq est imprévisible. Certaines sous les coups de boutoir font silence et serrent le bec. Hé oui, nous n’avons pas de dents ! D’autres gloussent et se tortillent du croupion sous l’assaut fougueux. La plupart, nous retenons, ou pas, nos larmes pour cette obligation où notre avis ne compte jamais. Ni notre avis, ni nos désirs, ni notre volonté de ne point être prises pour de vulgaires paillassons. Nous ne sommes peut-être que des poules mais notre corps est à nous.

Le matin, à l’heure du laitier, quand Maître Coq termine de nous hurler dans les oreilles son ridicule chant de mâle prétentieux, nous sortons de notre douillette villa. Nous sortons comme des fusées pour ne pas être prises par encore un abordage furieux de Maître Coq, qui se dresse sur ses ergots, tel un roi bouffon à la petite quéquette toute tendue. Sauf la Marie qui reste sur son pondoir, qui pense ainsi rester vierge, persuadée qu’elle est de couver le poussin Jésus.

A nous la liberté de nous dégourdir les jambes, de faire du jogging ou de trainasser avec les copines et nous raconter les derniers potins de la ferme. De nous disputer comme des petites folles un vermisseau imprudent. Mais nous devons aussi accomplir notre devoir de femme et picorer les coquilles d’huitres jetées par la Déesse en personne. Celle qui a droit de vie ou de mort sur chacune d’entre nous. Mais notre fierté, ce sont nos oeufs pondus. Notre douleur aussi. Notre Douleur d’enoeufer et puis notre grande détresse du panier qui passe chaque matin ravir nos petites merveilles.

Nous savons qu’on nous moque ou qu’on nous méprise. Nous connaissons les cités dortoirs où nos soeurs de misère sont enfermées, jour et jour, jamais de nuit sous la puissante lumière, une promiscuité étouffante et cette odeur ! Certaines crèvent et pourrissent sur place. Nous nous transformons sous l’infâme torture en stakhanovistes de la ponte, un oeuf toutes les 36 heures au lieu dès 48 heures, naturellement normales. Une souffrance indicible et une mort cruelle pour une résurrection en bouillons Kub.

Nous savons qu’on nous moque, qu’on nous imite pour mieux rire de nous. Vous avez raison les humains, nous sommes sans défense. A peine pouvons-nous courir quelques mètres sur nos maigres pattes. Et pourtant. Et pourtant, nous vous offrons généreusement, bénévolement, l’Oeuf ! Que mangeriez-vous sans notre Oeuf ? Cuit, cru, battu, mollé, salé, sucré, monté en neige ou en mayonnaise, l’Oeuf ! Bien sûr nous aussi, nous rions de l’oeuf cocotte. Mais nous sommes fières de notre travail, de notre offrande.

De grâce soyez reconnaissant de notre travail, de notre abnégation, de notre dévouement. Nous ne demandons pas, comme pour vos illustres hommes dont certains ne sont que de sinistres bouchers, une statue ou une médaille, mais le respect ! Le simple respect pour ce que nous vous offrons. Le simple respect de nous élever dignement, dans des conditions décentes. Apprenez donc à traiter vos bêtes comme des animaux en droit et en devoir.

Bien sûr, il nous faut aussi manger quelques petites pierres pour garnir de ces fameuses dents notre estomac fort musclé. Notre Créateur, comme dit Marie, n’aurait pas jugé utile de nous les planter dans le bec. Alors nous avalons ces maudits cailloux afin qu’ils broient le grain que nous picorons. Notre évolution depuis la nuit des temps en a voulu ainsi comme disent Pierrette Paule et Jacqueline. Ah ! Bouffer des cailloux, de la caillasse, du gravier, drôle de petit-déjeuner que le nôtre.

Par contre nous avons des ailes. Des ailes qui nous servent à tout sauf à voler. Des ailes de cul-de-jatte, que nous battons parfois frénétiquement, parce que, il faut bien l’avouer, en pleine chaleur, ça sentirait bien un peu le chacal. Mais des ailes aussi comme des anges qui nous permettent de tenir au chaud nos petits à peins éclos. Maître Coq lui n’y voit que des balais pour faire son ménage.

Maître Coq sachant parfaitement qu’un jour viendra où un jeune écervelé plein de vigueur sera lâché dans l’enclos pour lui disputer la place. Lui, notre Maître actuel, se défendra avec fougue mais ces forces déclinantes l’abandonneront. Alors il se retirera, piteux, le sexe mollasson entre les cuisses et ne sera plus obsédé que par le vin choisi pour le cuisiner. Une simple piquette serait une offense…

Nous, nous serons toutes émoustillées par ce jeune guerrier et déjà c’est à celle qui sera la plus aguicheuse au bal ce soir. Nous y passerons toutes, mais la première, n’est-ce pas, celle qui dépucellera le jouvenceau…

En fin de compte, nous avons comme vous, nos joies et nos peines, nous sommes les poules !