Tram qui s’enfonce dans la nuit jaunie de nicotine, à l’heure où les chairs refroidissent des ardeurs alcoolisées. Les passagers, rares, troncs assis, la tête pendante qui se balade au gré des virages, un ballon pendu dans le vent. On ne sait s’ils descendent quelque part, s’ils savent qu’ils existent encore. Parfois le tronc se couche lourdement, sans un bruit, sans un sursaut, juste un long soupir aux brumes violettes. Et quand la marée remonte, comme une violente marée d’équinoxe, la mer jonchée de débris, se jette en fracas sur la haute falaise du dossier devant. L’écume grise des vents mauvais d’une haleine chaude, poisseuse, se fige autour de la bouche en un long baiser de méduse.
Tram qui s’enfonce dans les entrailles inavouées de la ville. Talons aiguilles si hauts, qu’ils remontent jusqu’aux fesses stringuées de dentelles noires. Une veuve sombre des amours sans amants, les yeux fatigués aux valises sans voyage. Son visage de Madone perdue qui ne sait plus pourquoi sa vie est ainsi. Ses seins sont lourds, aux aguets, ils savent leur importance de sniper au coin de la rue, alors ils se reposent et soupirent de cette infortune d’être pétris sans tendresse. Il y a tout en elle de la statue de l’injustice qui tiendrait la balance, quelques grammes de sperme d’un côté en équilibre avec un billet ou deux de l’autre côté, face à la ville aux yeux bandés.
Tram qui émerge dans les heures matinales du laveur des rues. Il porte ses stigmates en bandes jaunes fluo, si loin pourtant des platines qui hurlent leurs mécaniques musicales dans les boites de nuit. Dans un instant, il tiendra à la main son immense balai de Commandeur de toutes nos petites insouciances d’hommes des villes mal élevés. Canettes d’alu, verres brisées, papiers gras, mégots… Nous nous comportons aussi comme des chiens, nous marquons notre territoire, un peu partout, d’un jet d’urine autoritaire. Des meutes de salisseurs dont il ne reste que des ordures ou des meutes d’ordures dont il ne reste que des salissures, notre Commandeur en fera son salaire de misère pour que la ville ressemble à une ville propre en ordre au lever des braves citoyens. Cet anonyme laveur des rues qui soupire derrière la vitre quand il regarde ces cadavres non exquis des batailles nocturnes.
Tram qui s’élance vers le soleil qui se lève dans un coin de ciel et s’étire de son lit de montagnes. Tram qui n’en peut plus de tortiller comme une chenille à travers la ville. Tram qui soupire en regardant les avions, là-haut dans le ciel. Il rêve de sa chrysalide accrochée aux poutrelles de l’entrepôt. Il sera un jour, il le sait, un immense papillon de fer qui volera d’un continent à l’autre au-dessus de la mer qu’il n’a jamais vu. Mais diable que ces articulations lui font mal ! Elles lui arrachent des cris stridents à chaque virage serré. Oui, un jour je m’envolerai…
Jean-Yves Le Garrec