Sur un bateau, au milieu du lac, on y danse, on y danse sur les flots. Je ne suis pas plus Suisse qu’un danseur de tango breton. Je n’en suis pas plus fier pour autant. Surtout que je ne sais pas danser le tango. Mais, à chacun ses souvenirs de petite enfance, j’ai toujours imaginé le lac Léman déchaîné, monstrueux, dévoreur de marins.

J’écoutais en ce temps-là, l’ouverture de Guillaume Tell de Rossini, au son ombrageux d’un 33 tour qui grattait. En mono et vinyle, sur un monumental poste de radio et tourne disque incorporé. Un truc tout en bois verni et tissus, des noms de toutes les villes du monde sur sa plaque de verre. Une grande aiguille pour les grandes ondes, une petite pour les petites. Improbable voyage et capter radio Saigon ou Oulan Bathor, était mission impossible. Mais le temps à chercher était du rêve à pas cher. Ah, quelle époque ! En noir et blanc qui fertilisait tant l’esprit. Eclusaient les couleurs grandioses des songes, les émois innocents. Rien n’était prédigéré, précoloré, préformaté, prêt à porter, prêt à penser, prêt à l’emploi ni encore moins si pressé. Ce flamboyant Rossini ! Tournedos devenu avec une belle tranche de foie cirrhosé, poêlé, saucé de noirceur goutteuse. Euh… bleu, si possible, le tournedos ! Je m’attristais si fort de ce pauvre Guillaume, sur une barque avec son fils et une grande barbe, au milieu d’une formidable tempête. Je le voyais, tantôt debout, à la proue du petit bateau, il scrutait l’horizon et balayait les éléments tumultueux d’un revers de main. Je le voyais, tantôt assis, il ramait de ses bras musculeux, noueux, au milieu de gigantesques vagues rageuses, écumantes de tous les souffles d’un enfer mal éteint. Et au centre de la barque, trônait l’arbalète, comme un soleil fatigué. J’avais 7 ans et un bel avenir. Un bel avenir que je n’ai pas vu venir. Pour être franc, je l’ai détricoté avec de grandes aiguilles pour voir au fond des  promesses de l’aube. Il devait être de mauvaise qualité cet avenir, sa laine s’est dissoute dans l’air du temps et je me suis retrouvé avec les seules longues aiguilles. Brave, si brave Guillaume qui fendit le cœur d’une pomme d’un trait adroit dans l’ombre du doute sans une once de tremblement. Maintenant on abandonne ses enfants aux chiens mais ceci est une toute autre histoire. Sur un bateau, au milieu de ce lac qui faisait frémir mon enfance, j’y suis. J’y bois un pot, j’y trinque un Merlot du canton de Vaud sur ses eaux avec deux poteaux. Et les lignes de fond se tendent de leurs hameçons mortels.

Tandis que les hirondelles fauchaient dans le ciel les dernières moissons de l’hiver, le pritemps, enfin ! Et son explosion de couleurs qui nous trouble déjà. Tout respire la tranquilité sur le lac en peau de poisson aux écailles irisées.

Au profond du lac, s’activent les pouponières. Les mamans perches préparent soigneusement les filets des enfants. Ni trop maigres, ni trop gras, parfait. Sous le regard peureux des ombles qui tournent. Omble, Omble Chevalier, quelle noblesse ! Beau nom d’une histoire qui perd ses racines.

Omble, mon bel Omble, prince sans couronne, tu disparais de la mémoire du lac sans laisser d’adresse. Une gerbe éblouissante aux mille regrets.

Une asphyxie aux mille subressauts et ton œil si vif se voile du gris du ciel, du gris de l’eau, du gris rieur des mouettes alléchées, du gris de la mort. Nul bruit, nulle plainte, quand l’hameçon, sans ménagement, t’arrache la moitié de la gueule. Tu gis maintenant sur le pont du bateau, tordu comme un point d’interrogation, ta bouche mutilée, figée en un étrange sourire. Le silence des poissons qui meurent est terrible. Impénétrable. Profonde souffrance, sans doute, amère, odieuse.

Mais par Saint Georges que c’est bon, juste court-bouillonné, avec un verre de blanc sec, bien frais. Qu’est ce que vous voulez, on n’allait pas l’enterrer dans l’eau tout de même.

Omble, mon bel Omble…