Et dans les rues de la ville, en son centre où des milliers de gens se croisent, où des thunes semblent couler à flots comme si Genève était Venise et que dans ses canaux coulerait, ininterrompu, un fleuve d’or.  Alors on remarque quelques statues de chiffons, automates aux bras mécaniques qui se tendent à chaque passage et voix monocorde, disque rayé sur les mêmes paroles, argent pour manger, argent pour manger, argent pour manger…

Et dans les rues de la ville, en son centre où des milliers de gens se croisent, où des thunes semblent couler à flots comme si Genève était Venise et que dans ses canaux coulerait, ininterrompu, un fleuve d’or. Alors on remarque quelques statues de chiffons, automates aux bras mécaniques qui se tendent à chaque passage et voix monocorde, disque rayé sur les mêmes paroles, argent pour manger, argent pour manger, argent pour manger… Bouches édentées, âge incertain et parfois beaux visages creusés, fatigués mais les yeux vifs, toujours en mouvement comme des petits chiens à l’affut. Et braves femmes habillées en paysanne des temps anciens, foulards colorés noués sur la tête, des jupes longues et des hauts en couleurs vives aussi mais des baskets dénotent et l’image bucolique en prend un coup.

Ces statiques, ces statiques antiques, si je puis dire, campent aux entrées des banques, de la Poste, des grands magasins et sont la vieille génération des Roms. On les voit, on les reconnaît puis ils disparaissent et réapparaissent quelques jours plus tard, au même endroit, avec les mêmes habits, argent pour manger, argent pour manger… Certains sont sûrement déposés là le matin d’une camionnette anonyme, invisible. Et sont rechargés le soir et délestés de leurs pièces, sans doute. Des machines à sous toujours gagnantes mais qui ne doivent pas chanter quand elles crachent leurs pièces. Parfois le soir d’autres vieux, il n’y a pas de retraités, ni caisse de retraite dans la mendicité, vont, le corps courbé avec de gros matelas roulés sur le dos, vers des dessous de ponts insalubres et humides. Il y en a un, bien vieux, pas grand du tout, maigre et qui traine une énorme valise à roulettes qui pourrait être sa roulotte, son appartement, sa maison, tel un escargot qui visiterait le monde. Vision sereine, idyllique, naïve, de pauvres Roms âgés ? Non, bien sûr, car leur si grand nombre, à chaque endroit, parfois tous les dix mètres, dérangent et irritent de plus en plus de gens non hostiles ni xénophobes mais qui se lassent de cette lourde présence. De nombreuses personnes qui donnaient volontiers il y a peu d’années encore ne donnent plus et s’exaspèrent aussi. D’autres me disent, tu comprends, nous travaillons à Genève, nous y payons nos impôts, impôts qui servent à la ville, par exemple, pour réaliser des meubles urbains, comme ici à Plainpalais mais quand avec des collègues on veut manger, à notre pause de midi, sur une de ces tables et profiter du soleil, on ne peut pas avec tous ces Roms qui les squattent en permanence. Et ils laissent tout traîner, ne déposent jamais leurs détritus dans les poubelles, ils ne respectent rien. Et la jeune femme qui me dit cela, n’est pas une extrémiste, non, elle dit tout haut ce que beaucoup pensent tout bas. Voilà, le nœud du problème et l’écœurement des citoyens les mieux intentionnés, cette petite gêne quotidienne et cette sensation d’être pris en otage de sentiments diffus qui se mélangent, culpabilité et bien être, bien manger et dormir au chaud, faire la fête et être joyeux.

Et alors, nul n’a volé son bonheur et sa vie plus ou moins confortable qui ne tombe pas du ciel mais se gagne par un travail pas toujours exaltant. Etre généreux, bien sûr mais se faire forcer la main, non et non. Il faut relire la Pitié Dangereuse de Stefan Zweig. Surtout que des gens qui au lieu de donner une thune pour manger donne à manger pour une thune, se font rabrouer et voient souvent le casse-croûte partir à la poubelle. Nous ne parlerons pas de tous les autres frais occasionnés parce que personne n’en parle. Comme si il y avait aussi et toujours une retenue pudique dans la vindicte mais jusqu’à quand ?

Maintenant, depuis 1 ou 2 ans, est arrivée, une deuxième génération de Roms, beaucoup plus jeunes, les enfants largement adultes des anciens. Moins dociles, plus affalés au soleil, ils ne tendent pas la main, ils la font tendre à leurs femmes et surveillent plus ou moins une ribambelle d’enfants. Et le soir venu, on en voit se mouler dans l’ouverture des boites jaunes de ramassage des vêtements usagés. Après tout, c’est le futur de ces vêtements que d’être distribués. Directement du donateur au bénéficiaire, sans intermédiaire, cela en serait presqu’écologique comme démarche. Mais le bénéficiaire devient exigeant, il ne prend que le meilleur, ce en quoi il n’a pas tort, après tout, un peu de coquetterie ne nuit pas à la misère. Non, ce qui gêne, donne un certain malaise, ce sont les tas des autres vêtements non choisis qui trainent dans la boue ou par terre sans ménagement et qui sont foutus pour toujours. Il suffirait qu’ils les remettent dans les sacs après leur choix, les sacs dans les boites jaunes et le tour serait joué.

A suivre…