Genève, ses parcs et ses jardins, son lac parfois lumineux, parfois ombrageux, la haute muraille du Salève qui contrairement à toute muraille qui se respecte, dont la fonction est d’empêcher de rentrer, cette muraille, elle, elle vous empêche surtout de sortir. Puis le Mont Blanc qui prend quelques centimètres suivant les avis autorisés ou les perd suivant d’autres avis tous aussi autorisés, le Mont Blanc se plante en toile de fond, une grand dent toute blanche, bien aiguisée, dans la gueule des Alpes.

Genève, un si joli décors pour qui veut bien se laisser aller à quelques pensées vagabondes. Justement, comme par un fait express, au bord de l’eau, je me promenais dans mon cerveau à la recherche de quelques rimes pour agrémenter un poème. Quant au détour d’un petit bosquet de neurones entrelacés, surgit une question. Une de ces questions qui vous prend à l’improviste alors que vous êtes sur le point de trouver la rime ultime. Vous la sentez, vous savez qu’elle est là. Si proche et en même temps si lointaine, mais là, à cet instant précis, elle est là, à proximité, à bout touchant. Toute seule, unique rose sur le terreau cérébral, qui vous attend de toute sa beauté mystérieuse, peu après le petit bosquet, juste quelques secondes, sur le bout de la langue comme on dit, et au moment de la cueillir…paf ! Une question se pose et vous bouche la vue puis le chemin. Château de cartes s’écroule. Alors le ciel sous la voute crânienne se couvre, un déluge est imminent, la rose, votre rose va se fermer, se faner peut être et disparaître au fin fond des méandres méningées, des circonvolutions de votre cerveau, dans ces sables mouvants que sont les mémoires mortes, enlisée à jamais. Ce minuscule éclair de lucidité sur le mot, cette rime si convoitée, fait place à un déluge de verbiage, de papotages, de commérages, d’enfantillages. Subitement vous vous retrouvez dans un tramway à l’heure de pointe ou pire dans un embouteillage inextricable. Tout un fatras de mots se mélangent, se bousculent, s’invectivent, se courent après, se chevauchent, klaxonnent, avancent, reculent. Ils rient de votre infortune. Pour un peu, ils se lancent votre rime, comme des enfants moqueurs dans une cour d’école, se renvoient la casquette du premier de la classe, du chouchou de la maîtresse. Et, impuissant, vous voyez votre rime rebondir de mains en mains puis être engloutie dans cette masse hurlante, grimaçante, intimidante. Quelques gros mots viennent bien à votre secours et même une armée de jurons de plus en plus grossiers mais peine perdue, votre trésor a définitivement coulé dans le caniveau des mots usés. Alors, aussi soudain que le fracas était venu, lui succéde, sans crier gare, un profond silence. Un grand calme, une extraordinaire lucidité se fait dans votre tête. Vous respirez de nouveau normalement. Vos yeux font la paix et ils lancent de nouveau un regard paisible vers le lac quand, un immense coup de tonnerre… La question. La question revient se planter en coup de poignard à la croisée de toutes vos pensées assagies. Elle vous crucifie sur place et vous manquez de peu de vous emplafonner un arbre. Cette maudite foutue question. Parce que, bien sûr, ce n’est pas une question existentielle sur le sens de la vie, genre, pourquoi se pencher toujours sur le passé quand on ne sait pas où on va, Dieu a t’il joué la création aux dés, la troisième guerre mondiale serait-elle la solution à notre monde en crise ? Non, non, point de tout ça. Cette question qui vous a pourri votre promenade au bord du lac, qui a réduit à néant votre dernière poésie, cette emmerdeuse de question, c’était, ai-je bien fermé la porte de l’appartement ? Et maintenant, pris dans un doute déraisonnable, vous courrez, courrez…