Gare de Cornavin, je dois prendre le train pour Lausanne et la gare me semble le bon endroit pour prendre un train. J’ai essayé une fois de prendre un train au vol entre deux gares mais il roule vite le bougre, il ne veut pas se faire attraper et de ses phares allumés il vous fait les gros yeux avec un coup de trompette tonitruante qui vous tricote des jambes de coton, sous le regard sévère du contrôleur entraperçu, en casquette et poinçonneuse armée.

La resquille, mon ami, pas de ça dans mon train. Donc j’étais à la gare de Cornavin, enfin, de ce qu’il en reste. Un squelette, son squelette en poutres de béton que cachent des panneaux en bois jaune, de ce jaune pisseux mais réglementaire. La fantaisie mon ami, pas de ça dans mon administration. Rénovation en post industriel léger de la gare qui doit ressembler aux gares modernes. Bas de plafond, sourire aux pierres bien blanches, un immense magasin avec des trains dedans. Des horaires incompréhensibles et une grande horloge comme un juge de paix. On dépersonnalise et les trains ressemblent à de gros suppositoires qui s’enfoncent au milieu des quais et suintent en se stoppant. Mais l’heure c’est l’heure, le train n’attend pas, il n’est pas là pour le plaisir mais pour le job et son job c’est de partir à l’heure. Peu importe si une seule moitié d’un couple est montée et l’autre moitié avec les sandwiches à la main qui court après, bon, il avait aussi acheté à boire, il pourra ainsi se désaltérer en attendant le suivant, tout essoufflé qu’il est, imitant une vieille locomotive à vapeur. Nostalgie de ces énormes machines, haletantes, sifflantes, hurlantes aux freins en bruits discordants de marteaux de forge. Machines à vapeur qui s’arrêtaient en gare comme de vieux chevaux de traits fourbus. Un dernier râle et elles mouraient en bout de quai.

Mais je suis à l’heure et je m’assois sur une banquette aussi confortable qu’un banc d’église et je regarde les gens avec des valises aussi grosses que leur appartement, sans doute. Puis, dans un long bruit de pet soupirant, le train s’ébranle. Avec ce tac-tac qui rassure, petite doudou, ce tac-tac qui berce les oreilles. Les paysages d’une ville traversée par un train sont toujours les mêmes, des immeubles tristes aux regards fermés, des hôtels Terminus puis la petite misère urbaine quand on s’éloigne du centre puis la grande misère en tôles ondulées puis les usines en ciment , en fumée, en sueur, enfin, la campagne en bois et champs et fermes rieuses ou boudeuses.

Entre Genève et Vaud, défilent des cartes postales qui se suivent entrecoupées de petits coteaux scarifiés de vignes bien ordonnées comme sur un présentoir qui tourne. Chant de l’automne en couleur or, rouge, miel et champignons. Les labours sont épais, quelques bisons paissent résignés devant leur sort de futures entrecôtes. Un tracteur rentre les derniers foins et les vergers sont couverts de treillis en mailles fines pour les protéger du froid qui ne devrait pas tarder à venir en maraude. Des fermes en images folkloriques jusqu’à la caricature s’échappent une petite fumée, on sent presque les grillades du cochon aux sarments de vigne. Cochon, cochon, mon frère de misère, traîne savate des cours de ferme, nourri de tout et de rien, longtemps tu pataugea heureux dans ton auge, cochon, mon ami, mon frère, tu es mort, l’autre soir dans un air de fête d’un coup de maillet sur la gueule puis au couteau bien aiguisé tu as offert ta gorge et déjà dans ce qui fut ton taudis, un goret dans ton auge fait l’andouille, si je puis dire. Les petites Heidi ne sont plus niaises et elles vont à l’école sans tresses ni taches de rousseur mais en tatouages discrets et piercings non avoués. Des vaches grasses aux mamelles lourdes rentrent une ultime fois des pâturages pour la longue stabulation d’hiver. Les pommes de terre sont sous la paille et les choux aussi, les autres légumes sont bocalisés, étiquetés, rangés au fond des armoires tandis que le vin nouveau fait un peu de mousse sur la table dans des petits verres.

Et le train passe, comme un rideau qui se ferme, comme une fermeture éclair qui rejoint deux mondes étrangers sous une nuit commune. Puis ciment fumé, usines en sueur, tôles urbaines, petite misère ondulée, immeubles tristes, hôtels Terminus aux regards sales. Je suis descendu de mon train mais comme j’avais oublié ce pourquoi j’étais venu à Lausanne, j’ai repris le train suivant pour Genève.