Que fais-je de ce mouchoir morveux en papier ? Hé bien… Touché par la grâce de cette nouvelle religion d’une poubelle épanouie, je gratte la morve, sorte d’huître immobile, dans le petit sac vert et je jette le papier dans le sac à papier. Oui, je sais, j’aurai pu garder le mouchoir. Et là, l’angoisse. Je suis cerclé, encerné, submergé, raz de marée, marée noire, noir de café, fée du logis, help, je coule. Je me noie au milieu de petits bonshommes verts grimaçants, de tas de cornets multicolores, d’autres bonshommes ronds, anthracites, charbonneux, ombrageux, des sacs qui rient en papier, des habits usagés qui essaient de s’enfuir. Une secte puante, la grande mystique des détritus triés.
Car tout se recycle, de l’ordure à l’argent, de l’argent à l’ordure. Lessivons, lessivons nos maisons de nos cacas, chantons, chantons ritournelles. Mais deuxième choc, après tout ce tri, une sourde appréhension. La poubelle est pleine. Elle ouvre une bouche béante, sur un trou vertigineux qui semble sans fond, inquiétant. Elle a l’air affamée. Je vérifie tout, les bonhommes verts, sacs en papier, cornets, journaux, fringues. Tout ce qui doit être balancé est à sa juste place. Alors, à quoi sert-elle cette baudruche en ferraille qui ouvre sa grande gueule quand on lui marche sur le pied ? Et bien, il reste le plus terrible. Tous les plastics, autres qu’en bouteilles, les barquettes insidieuses, les films de cellophane, les flacons de lessive, de shampoing, de gel douche et autres. Mais ça, c’est pour les poubelleurs aux gros camions bruyants du matin endormi. Qu’ils se démerdent de tous ces nuisibles à la durée de nuisance illimitée.
Chargé comme une mule, je quitte cette angoisse de l’insondable. Je m’en vais, Père Noël, faire la distribution des immondices. Comme un voleur, avec mes gros sacs, mes petits sacs, mes moyens cornets, je file en douce dans le silence des poids morts avant qu’ils ne puent. En premier, dans la cour, la poubelle verte qui pue pour les petits sacs verts qui vont se mettre à l’unisson des odeurs. Et hop, en avant pour le reste de la distribution. Le plus rapide fut de trouver l’énorme mange-bouteilles, ses grosses bouches au rictus de cul globuleux. Verres blancs, verres colorés, hop, les gueuses, dans les entrailles du monstre disgracieux ! Ces verrues ferreuses disgracieuses qui poussent un peu partout en ville. Cling-clang, strictement interdit après 22 h, comme cela est écrit. C’était facile, juste sous le nez de la porte d’entrée de l’immeuble. Il respire quelques bancs épars sur la Plaine de Plainpalais. Ils sont occupés par des hommes en déshérence humanitaire. Echoués sur ces bouées, ils regardent s’étaler la mer de richesse et se heurtent à la haute falaise. Si grande muraille blanche infranchissable. Et le soir, les tilleuls enfumés se transforment en arbres à palabres. Quinze minutes plus tard, je trouve le gros mange-fringues. Chez Caritas. Charité bien ordonné, merci. Anonyme et toujours gratuit. Tiens, un de ces jours, je mettrais une puce traçable par satellite pour suivre la migration d’un jeune pull-over. Je m’assure qu’il n’y a personne dedans. Depuis peu on voit surgir, comme des nains de la montagne, des personnes qui vident ces grosses boites. Un plus petit se plie en deux ou en quatre et un autre l’envoie au fond de la boite. En 5 minutes tout est sorti.
Après tout, c’est fait pour ça mais ce qui agace quand même, c’est qu’ils font le tri de cette captation sauvage et qu’ils jettent à la merde ce qu’il ne leur plait pas.
De là, une colère légitime de plus en plus exacerbée des riverains. Il me reste les canettes en alu, les bouteilles en plastique et les maudites aliens cancéreuses. J’ai découvert au pied d’un arbre qui n’en demandait pas tant mais depuis quand demande t’on son avis à un arbre, j’ai découvert donc, un essaim de piles mortes, silencieuses, dans leur sommeil lourd de conséquences. Puis dans un magasin, un nid de canettes usagées et une volumineuse hotte en plastoc pour pets plastoc. Vous savez, une de ces échoppes si gavées de tout. Grande surface, se nomme t’elle, oie imbue de son plumage. Grand surface pour ses produits, parce que pour ce qui est d’y déambuler c’est le tram à l’heure de pointe. Ses allées sont si étroites. Emprisonnés que nous sommes par les tentacules marchandes de l’inutile encombrant qui finira forcément dans les consignes pour une poubelle épanouie. Tout sous cellophane qui brille et plastique transparent, des fruits aux couleurs écarlates aux lessives et autres viandes et poissons. Ceci dit et tout à fait entre nous, nous ne sommes pas payés cher pour faire le tri de toutes ces saloperies qu’on nous impose. Société de consommation cela s’appelle. Ah, bien sûr, tout le monde lui crache à la gueule ! Personne ne se fait rouler dans sa farine. Ben voyons ! Et, elle, notre société de consommation, elle rigole à gorge déployée, toujours plus baisable, toujours plus baiseuse. Bah, creusons, creusons notre terre ! Enfouissons, enfouissons nos imputrescibles. Cachons ces disgracieuses matières que nous ne saurions voir. Ne nous plaignons plus de ce que nous produisons, de ce que nous achetons, de ce que nous consommons, de ce nous trions. Prions, oui, prions, que nos enfants et les enfants de leurs enfants nous pardonnent de leur envahir la terre, la mer et même le ciel de nos déjections. Après nous, le désert au sable pourri. Et si nos corps devenus fumier, engraissent leurs moissons, nous ne serons pour l’éternité que de flamboyants trous du cul, des pollutueurs.