Parfois, je vais me déposer sur la pointe du quai Gustave Ador. Quand même, quelle chance nous avons en pleine montagne, sous le regard glacé du Mont Blanc, d’avoir un quai rempli d’eau qui clapote. Et des bateaux, des petits et des gros, ho ho qui fendent les flots.
Là, au bout du bout de la ville, juste avant les grandes villas de Cologny où les milliardaires broutent leurs millions, se trouve une jetée et son pesant de fonte avec dossiers à rayures. Comme des pyjamas qui se déplieraient pour le repos des braves gens. Et d’admirer le mouvement des bateaux solidement amarrés. Ce qui à la longue est un peu saoulant ces rêves d’évasion accrochés à la terre ferme. Cela manque de poésie, l’immobilisme qui tangue. Aussi lassant qu’un ivrogne qui refait le monde.
Il y a quelques arbres qui s’épouillent les uns les autres de leurs bras si longs de Shiva campagnards et rigolards. Ils passent ainsi le temps en attente impatiente des beaux jours. De vieilles sentinelles séniles, les pieds dans le pipi des chiens, la peau taillée à vif des amours incertaines. Ils ne bronchent pas, ne boudent jamais. Plus tard quand l’été aura, comme le Cheik en blanc et ses épouses en noir, pris ses quartiers sur le bord du Lac, ces arbres nous feront de l’ombre et sa fraîcheur si convenable. C’est d’une telle normalité qu’ils en deviennent transparents, leur reflet dissous dans l’eau profondément claire. J’aime ces arbres qui se bercent sans illusion sur leur sort. Ils sont tous tuberculeux des voitures qui passent, des bateaux qui pétaradent fiers et vroum vroum. Comme pétaradera un jour mauvais l’orgueilleuse coupeuse de troncs qui les tranchera en galettes immangeables. Vaille que vaille le silence s’enfuit, ses grands témoins branchus aussi. L’homme entend rester seul maître à bord de sa propre destruction. J’aime ces arbres encombrés de lianes en caoutchouc, vigoureusement secouées par des mini Tarzan qui jouent l’épate auprès de non moins mini Jane. L’eau parlotte en petits murmures de vagues minuscules qui roulent de plaisants galets et quelques bouteilles aux messages écrits dessus. Mais les choses sont bien faites. La pataugeoire des enfants en atteste. Petite piscine posée à crue sur le Lac qui ouvre vers le large ses insondables mystères de Loch Ness chassé par un capitaine Némo en grands galons dorés. Et ces premiers jours de franc soleil s’éclatent en rire d’enfants, en bousculades joyeuses, en fesses joliment stringuées. L’odeur entêtante des crèmes solaires qui nous masquent les légères effluves des corps qui grillent, qui se dorent lentement. Des batteries de poulets s’offrent ainsi à Phoebus qui rigole, car il est malin le bougre, il est même mélanomément malin.
L’hiver, au même endroit, seuls les appels des canards projettent dans un ciel las, des éclats de vie. Des cols-verts, des souchets, des pilets, des mandarins, des foulques, tous se poussent du col pour se faire admirer et gagner leur croute de pain. Tous sont mariés à des femmes aux tenues discrètes. Comme une bonne société sicilienne. Le femelle se confond dans les roseaux, niche et pond et couve et alimente, débarbouille et fait le ménage avant ou après les courses, c’est suivant son humeur du moment. Les mâles jouent aux cartes plus loin, loin de ses soucis, devoir accompli, accouplement réussi, ils ont fait leur part.
Mais l’homme dans sa grande conquête barbare de l’inutile s’est adjoint le chien, en a fait son esclave, sa force sans appréhension, son nez, ses oreilles. Et la femelle qui faisait ses courses est levée par un monstre et se prend une volée de plombs vicieux. Blessée à mort, elle trouve le courage muet de disperser ses petits et prie et meurt dans son linceul liquide qui était sa petite prairie. Longtemps, longtemps, ses canetons la chercheront. Avant de crever, un par un, sans comprendre. Et de flotter, petites balles de tennis mouillées au gré de l’eau, au bon plaisir d’un jeu dont ils ne connaissaient pas les règles. C’est la vie, remarqua un brochet qui passait par là et en fît son déjeuner d’une seule bouchée. Peut-être…
Salut