Assis sur un banc, au Jardin Anglais, je me disais que ces fameux Anglais ont bien de la chance. Ils ont ce magnifique jardin, une promenade au bord de la mer en France, une guerre en Irlande, une religion rien qu’à eux, un tea time, une île pluvieuse, une Reine heureuse, une bonne fessée pour leurs enfants. Et moi je regarde le lac.

Peut-être que le lac me regarde aussi mais je ne puis en jurer. A cet endroit, il ressemble à un œil de cyclope. Son sourcil prétentieux de grands hôtels désordonnés sauf pour les prix. Je ne comprendrais jamais de payer tant d’argent pour un lit d’occasion, des draps de tout le monde et un service de personne. La vue du lac ? Des chambres qui n’ont plus de fenêtres, une paire de lunettes qui ne s’ouvre pas. Et sous l’œil de cyclope et sa poche gonflée des laideurs mercantiles.

A ma gauche, un nez en forme de pont. Le pont du Mont Blanc. Il permet à la ville de respirer. Enfin, respirer le mot est bien grand ! Pour le petit air qu’on y aspire, n’est-ce pas ? Qu’on y expire aussi, il ne faut pas l’oublier, sans ça la respiration est incomplète ce qui est difficile à vivre. Sur ce pont, passent les voitures, axe sud nord et inversement. Pour être large, de l’aéroport, les portes du monde, à la France, son nombril sale. A l’échelle du centre-ville, du quartier des banques au quartier des Pâquis. Sûrement les mêmes clients. L’un ne va pas sans l’autre et l’autre attend l’un, peut-être l’inverse. Sur le trottoir ou derrière un bureau, l’attente du client qui fera tourner la boutique est universelle. Bien que l’une des activités se veut plus vertueuse que l’autre, mais en est-on aussi sur ? Le reste n’est qu’une question de goût vestimentaire, cuissardes ou talons plats. Banques à guichets, femmes aguicheuses ou bien est-ce le contraire, ainsi va le monde. Bien sûr dans un cas comme dans l’autre, il faut discuter des prix, des ristournes, des charges, des ristournes, des performances. Pourtant la sanction est la même quand on rate son coup, l’impression de s’être fait rouler, d’avoir perdu ses sous. Ce n’est toujours qu’une histoire de bourses, si je peux me permettre cette grivoiserie.

Il faisait beau sur mon banc. Et chaud. Le ciel est le mien. Mon musée, mes expos, mes vernissages. Mais j’aime surtout venir m’asseoir ici pour y jouir d’un spectacle quasi ponctuel, toujours quotidien. Cela commence vers 16h30. Oh, un léger frémissement ! Juste quelques voitures un peu plus pressées. Le pont tangue mollement, assoupi, son ronflement s’étale discrètement. Subitement, à partir de 17h, un galop infernal se fait entendre qui réveille le pont, le fait bailler et rétrécir à vue d’œil. Sur ses puissantes épaules, en trois secondes, tout se fige, tout est bloqué.

Un grand silence palpable instille alors son angoisse mortelle. Et puis… et puis… un coup de klaxon jaillit. Une fameuse trompette éclate comme le cri d’une bête blessée. La meute lui répond aussitôt, furieuse et stupide, stupide et arrêtée. Et quoi de plus idiot qu’une voiture qui ne roule pas, tout moteur allumé ? Je vous le demande mais plusieurs, des dizaines, des centaines, des milliers qui fument, nous enfument, forment une mare nauséabonde de ferrailles habitées et pleines de jurons et qui prennent mon ciel comme témoin de cette infortune.

Et qui prennent mon ciel en otage, le voilent d’un gris sale, uniforme, le transforment en poumon cancéreux, stade ultime. Et tout chimio est impossible contre la connerie humaine. Tous les jours de la semaine et chaque jour de l’année, la même scène se reproduit, se perpétue, se grise de son succès avec les mêmes acteurs, les mêmes répliques injurieuses. Et la vie se fait la valise, abandonne la partie.

Alors au bout d’une heure de bonne patience, le pont éternue, évacue le mucus ferreux. Débandade. Le pont se rendort, les oiseaux reviennent, l’embouteillage est passé. Il se reformera un peu plus loin et ainsi de suite à saute couillons jusqu’à chez soi. Mais demain ? Ah, demain ? Venez voir, c’est gratuit. Vous pouvez aussi varier, tôt le matin, les toujours mêmes acteurs jouent la toujours même scène, mais dans l’autre sens.

Salut