Et debout devant une caissette à journaux, il nous reste un choix final. Dernier vertige de liberté, dernier signe profond d’une démocratie qui se vide lentement, implacablement, sans retour possible. Nous sommes déjà si bas.

Les derniers dits de notre dignité. Les ultimes remparts de notre vérité. Caissettes à journaux qui n’en peuvent, mais. Ce sont des petits témoins muets, des petits drapeaux qui balisent nos rues. Et si, ces boites pouvaient parler, que d’histoires elles auraient à raconter. Il faut savoir s’arrêter, regarder, écouter les gens qui prennent leur journal et commentent la une à la boite qui écoutent sagement, plantée sur ses jambes fines de ferraille.

Ces gros yeux noirs, miroir de notre envie de tricher avec le si facile, le si peu risqué. Ces gros yeux qui mangent tout l’espace d’une indolence railleuse. J’aime ces petites boites à journaux, elles sont rouillées, cabossées, souillées, grafitées, usées jusqu’à l’os. J’aime ces minuscules endroits carrés, ouverts sur un côté où sont entassés, pressés, serrés, les grands drames humains, les éphémères potins à la mode. Qu’il pleuve et nos boites à la devanture cassée dégueulent de toute leur encre de bon ou de mauvais augure. Une bouillie risible de nos si grands malheurs envahit la rue, nous mouille les pieds d’une bonne conscience que nous nous dépêchons d’essuyer sur le paillasson. Mais

Mais, debout face à nous même, sans aucune contrainte, aucune peur, nous pouvons verser la juste obole ou prendre, l’air détaché, le journal sans payer son dû. Seul endroit de par le monde où surnage notre liberté de choix, notre choix de liberté de vivre encore un peu sans quémander. Dernières lunettes devant nous. Que ces caissettes à journaux disparaissent et l’âme sage du pays disparaît. Il rejoindra la logue cohorte des pays où, seule le trouille du gendarme donne l’illusion d’une belle ordonnance, d’un plein civisme. Glissement subtil et sémantique que sans contrainte point de liberté et que sans amendes le peuple est trop con pour apprécier cette liberté. Mais

Mais face à ce trou noir, cette grotte moderne des savoirs de la veille, nous pouvons respirer la plume et le papier, l’encre et la sueur, cette goutte humaine qui fait toute la différence entre notre intelligence et celle des machines. C’est vrai ça, mon ordinateur, il ne sent rien.

Oh, bien sur, vous me direz, les journaux sont bien chers pour des infos de la veille. Cela devrait être une solde permanente. Il y a en a surtout deux, le grand bleu et le petit orange. Prenez au hasard, le petit orange. C’est le plus rigolo de la bande. Celui que personne ne lit mais dont tout le monde parle avec précision. Toujours, un bon sein, une bonne fesse au coin de sa une. Le grand bleu fait dans le plus sérieux. Il nous parle doctement des Europes, des soucis monétaires, des secrets qui se perdurent, des politiques qui se perdent, de la Suisses et des Helvètes, des mondes qui se pendent au cou des intégrismes. Devant nos boites à journaux, nous pouvons décliner cette invitation permanente à lire, ne serait-ce que la météo d’hier, le loto perdu, le foot qui gagne, les animaux, les maux des peplos.

Tous les mots et autres merveilles de l’écriture… à deux balles le petit coaching de nos méninges, chaque matin, c’est quasiment donné. Le monde dans sa main avec en prime deux tueries et trois guerres, une princesse, enfin ses fesses pour vous consoler. Je me moi, personnellement, je me les déguste dans un bar à café. Les nouvelles, pas les fesses.

Ces caissettes à journaux sont l’orgueil de la ville. Elles sont l’emblème de cette grande tolérance qui fait honneur à Genève. Et la tolérance c’est avoir le choix dans le respect de l’autre et de payer son journal ou passer son chemin. Un peu moins de 3 Francs, c’est pas cher le choix de vie, la vie de son choix.