Cousez-moi les paupières, que je ne vois plus ce monde de bombes et de corps déchiquetés. Que mon regard devienne vide de toutes laideurs. Que mes yeux deviennent blancs, immaculés des sangs qui coulent.
Que mes oreilles soient murées. Je ne veux plus entendre le cri de la faim. Ce long cri sans fin qui monte de la colonne vertébrale du monde. Ce murmure des mains tendues, ce froissement d’os, l’envol des yeux vers un sein sec, terre ridée, crevassée, bruissement des cours de sable. Ni fraîcheur, ni ombre, ni répit, ni rien. Ne suis-je né que pour ce rien, crie l’enfant trop maigre, trop faible, je suis un enfant ballon, d’air et de rien. Ne suis-je né que pour n’être qu’une statistique anonyme dans ces montagnes de rapports qui inondent le monde de leur inutilité humanitaire ? Ne suis-je né que pour n’être qu’un alibi du « il faudrait faire quelque chose »
Que mon âme soit vierge de toutes croyances. Qu’elle devienne un hâvre de paix avec un vieux fauteuil à bascule et un chapeau de paille. Que sur ses rivages n’accostent que le soleil et ses moissons, que la nuit soit d’étoiles désordonnées. Que l’univers garde ses mystères et son infini, grain de sable je suis, grain de sable je roule, grain de sable je m’en irai. Que ma lumière soit bougie et ma parole de cire. Que les anciens Dieux du nord, du sud, de l’est et de l’ouest, m’abandonnent de leurs jeux prétentieux. Que les nouvelles idoles barbares qu’ils sont devenus, se tweetent entre eux et s’engloutissent dans leur propre paradis mou et répugnant.
Que ma mémoire soit lavée à grande eau salée pour gratter la moindre scorie de souvenirs. Puis, qu’elle soit déconstruite, planche par planche et le tout brûlé. Sans souvenirs aucun, cela se fera en silence, sans cris oubliés, ni gémissements acidulés. Que ma mémoire m’oublie. A sa place, je me construirai une petite cabane de roseaux, au grés des vents, qui m’apporteront des mots et emporteront des points de suspention.
Que mon horizon soit sans horizon, un bateau aux voiles infinies. Que je puisse nager d’un continent l’autre et faire de la philosophie avec des poissons, nous ferons des bulles et nous prendrons des visages graves et inspirés.
Il faudra bien un jour que la terre se repose ou qu’elle prenne son baton de pèlerin pour voir ce qu’elle est devenue. Ce que nous en avons fait. Cette peau toute cicatrisée, purulente par endroit, cette peau est notre peau et nous ne pouvons vivre sans notre peau.
Jean-Yves Le Garrec